mardi 30 juin 2015

Fragments du Japon (1)

//Somewhere in Kyoto//

A Kyoto, nous louons une petite maison (non, pas celle de la photo). Le propriétaire, monsieur T., est céramiste. Son atelier occupe le sous-sol de notre location, lui habite avec son épouse à quelques mètres. On reconnait leur façade grâce à la vitrine qui renferme un vase en céladon, la céramique de prédilection de monsieur T.
Notre maison ne cesse de me réjouir ! J'aime le bruit des portes coulissantes, la texture du tatami sous les pieds, les objets colorés qui courent le long de la fenêtre de la cuisine, les odeurs de bois, de thé, de café chaud la matin, quand une lumière très douce baigne la pièce. Il nous arrive de réchauffer des croissants apportés la veille par madame T. et je ressens une exaltation très enfantine à utiliser le mini-four à cause des dessins adorables du minuteur. Nous avons par ailleurs nos propres munitions, des brioches fourrées à l'azuki, des petits pains au lait, du cake aux agrumes, de la brioche feuilletée à la cannelle... Assis en tailleur autour de la table carrée, nous déballons chaque jour un nouveau butin et chacune de ces cérémonies gourmandes inaugure la bonne journée qui commence.
Le quartier est à la fois tranquille et animé. Dans les rues qui se déplient en un dédale de petites échoppes, de cafés à essayer et de boutiques très spécialisées, nous découvrons à chaque promenade un lieu qui nous aimante. Il y a la microscopique boutique de jolis habits qui vend de très belles écharpes, le minuscule boui-boui (5 places au comptoir) où l'on vient grignoter des crevettes panées ou des croquettes de pommes de terre avec de la salade de chou et du saké en début de soirée, le restaurant de sushis où monsieur T. aime dîner avec son épouse et le supermarché qui constitue l'incontournable passage de chaque ballade. Tous les rayons me fascinent (tous les rayons de tous les supermarchés me fascineront jusqu'au dernier jour du voyage), je contemple la découpe du poisson derrière les grandes baies vitrées, les sandwiches et les bentos du rayon frais, les produits laitiers, les sucreries, les biscuits et les glaces... C'est sans fin.
La veille du dernier soir, monsieur T. nous fit savoir qu'il serait heureux de partager avec nous le dîner du lendemain. Il nous donna rendez-vous à vingt heures précises devant sa maison. Je me souviens qu'il faisait doux, qu'une veste légère était nécessaire sur la robe rose pâle mais que je pouvais me passer de collants. Monsieur T. quant à lui arborait une élégance très japonaise, des vêtements aux coupes simples mais au tombé impeccable, des matières subtiles, des couleurs neutres sans être ennuyeuses. Je le laissai discuter avec G., je trottinais à leurs côtés et je profitais de l'air du soir, des petites rues du quartier que j'avais appris à connaître, des façades fleuries, des portes en bois et des odeurs de nourriture, bouillon de légumes, miso, petites fritures, riz vapeur, qui s'élevaient dans la nuit. Deci-delà, des lampions tremblotants.
Nous avons traversé le parc, les temples. Monsieur T. nous a raconté très sérieusement que son épouse avait croisé à cet endroit, il y a quelques années, le fantôme d'une jeune femme. Juste là, avec des cheveux longs. J'avais l'impression d'être dans un roman de Haruki Murakami, du temps où il écrivait des bons romans.
Nous sommes passés sans nous arrêter devant toute une série de restaurants indéchiffrables, rideaux colorés mystérieux, impossible de voir l'intérieur des lieux. Puis Monsieur T. nous a fait un petit signe, nous étions arrivés. Personne dans la salle minuscule mais un patron très avenant, visiblement ravi de voir Monsieur T. Celui-ci a examiné la carte très peu de temps, je pense qu'il avait une idée vraiment précise de ce qu'il voulait nous faire goûter. Il a commandé des bières et nous avons tous les trois essuyé nos mains dans la tiédeur propre des rouleaux de serviettes chaudes. Monsieur T. a passé la sienne sur son visage avant de la replier au carré. Il nous a demandé si l'on mangeait de tout et je crois que même si cela n'avait pas été le cas, je lui aurais dit oui parce que pour rien au monde je n'aurais voulu rater ce qu'il avait prévu. Il passa la commande et le patron acquiesça en souriant (je peux vous dire que ce soir-là, je me suis promis d'apprendre autant de japonais que possible pour le prochain voyage).
D'abord, pour mettre en appétit, du caillé de soja qu'on prélève délicatement avec ses baguettes et qu'on trempe dans la sauce soja agrémentée de wasabi et de wakame. C'est simple, délicat, très frais. Puis, en contraste avec ces bouchées légères presque minérales, le patron déposa sur la table un large plat creux en terre cuite qui contient une soupe très épaisse, dense et sombre. Elle était agrémentée de cubes de tofu très lisse et moelleux, de champignons et de plusieurs variétés d'algues. Chaque convive déposait au creux de son bol un minuscule dôme de gingembre fraîchement râpé, quelques rondelles de ciboule, puis répandait plusieurs larges cuillerées de soupe. C'était terriblement bien assaisonné, robuste et réconfortant.
Puis le dîner prit une nouvelle dimension. Le patron débarrassa la table, remplit les verres de bière et apporta sur un plateau en inox trois fois trois petites brochettes. On ne distingue pas vraiment ce qui les compose car chaque élément est enveloppé d'une pâte à beignet finement bullée, bien mate. C'est très appétissant. Le patron verse de la sauce (maison ! C'est le secret de son succès nous dira plus tard Monsieur T.) dans des coupelles et retourne s'affairer derrière son comptoir. Monsieur T. nous invite à goûter. Je trempe ma première brochette dans la sauce secrète, brune, très épaisse, brillante. Je croque. C'est chaud ! La pâte à beignet est très légère, croustillante à l'extérieur et tendre autour de l'élément central, à savoir pour commencer un shiitaké, suave et velouté.
Chaque brochette est comme une petite surprise, c'est monsieur T. qui choisit et qui passe la commande. Je ne saurais dire ce que j'ai préféré parmi le poulpe,la crevette, le poireau, l'oignon nouveau, la tomate avec de la mozzarella (!), le boeuf extrêmement tendre et goûteux, le ravioli tout dodu, le mochi bien chewy et peut-être quand même celui qui m'a fascinée, l'oeuf entier ! Un oeuf au jaune souple et soyeux entièrement recouvert de pâte à beignet, le tout sublimé par la sauce magique. Mon enthousiasme amusa beaucoup monsieur T. qui mangeait ses brochettes avec calme et élégance en évoquant l'un de ses amis qui tient un restaurant de soba à Kamakura.
Nous avons quitté le restaurant de très bonne humeur avec la bénédiction du patron.
De retour dans notre cuisine, après avoir longuement remercié monsieur T. pour sa gentillesse, nous préparons du thé et grignotons du chocolat au matcha. Je me surprends à repenser aux patates douces qui rôtissent lentement sur les braises et qu'on trouve aux caisses du supermarché du quartier. On les saisit avec des pinces en bois et on les glisse, brûlantes, dans des sacs en papier brun. Je regrette de ne pas y avoir goûté mais G. dit que nous reviendrons bientôt au Japon...

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