mardi 8 avril 2014

La vie ce printemps-là


Au tout petit matin, quand l'avion a survolé Phnom Penh et que je voyais lentement disparaître les toits des maisons, des pagodes, des immeubles, des voitures, quand les gens ne furent plus rien que le mouvement qu'ils dessinaient et le Mékong un ruban bientôt évanescent, je compris soudain qu'une fois encore, je quittais le Cambodge dans l'urgence et la précipitation, qu'il ne s'agissait pas d'un simple départ mais d'une fuite et que l'enjeu en était vital. La fin du voyage avait été mouvementée et n'arrangeait en rien les secousses intérieures déjà ressenties, notamment le jour où il fut question de retrouver la maternité où j'étais née. Nous sommes passés devant le marché, l'hôtel des amis de mon père, les gargotes à nouilles et à brochettes, le lycée, les écoles, et puis, sur le bord de la route poussiéreuse, un petit hôpital blanc et bleu est apparu. Il faisait une chaleur terrassante et ma robe rose me collait aux jambes. Nous avons avancé entre les bâtiments aux façades sales, il y avait même une pièce pour les consultations psychiatriques, j'avais besoin de repères familiers. Les choses avaient changé, mes parents ne reconnaissaient pas vraiment, ils avaient pourtant travaillé plusieurs mois à la pharmacie de l'hôpital. Nous avons croisé une infirmière, ils lui ont demandé, nous cherchons l'ancienne maternité, celle des années 80. C'est juste là, vous y êtes.
Je n'ai aucune photographie, aucune trace, rien à ce sujet, le jour où je suis née, et là, j'y étais. Alors je vois une salle sombre, vétuste, crasseuse, mais surtout je vois une quinzaine de patients sur des lits minuscules, serrés les uns contre les autres, certains avec des perfusions précaires. Je vois le regard des patients, douloureux, implorant, perplexe aussi de me voir là, à la recherche de ma propre histoire, quand la leur s'écrit dans cet hôpital. Le médecin que je suis se sent très mal à l'idée de ne pouvoir rien faire pour les aider, de les abandonner là, d'être en quête de quelque chose d'aussi déplacé que mon propre passé alors qu'ils ne peuvent s'extraire de leur vie en cours. Je les ai tous regardés dans les yeux, doucement, et je les ai salués en joignant les mains et en inclinant la tête, je ne savais pas du tout quoi faire d'autre, des larmes violentes m'ont saisie. J'avais envie d'hurler.
Au retour, une amie m'a écrit "Tu dois avoir besoin de temps pour classer toutes ces émotions et ces images", c'est exactement ça, la première étape sera déjà d'aller chercher les photographies qui seront développées vendredi prochain, à l'autre bout de la ville.
Le retour prématuré du Cambodge nous a laissés quelques jours de liberté désoeuvrée que nous avons occupés à rassembler de petits luxes inhabituels pour tromper l'angoisse résiduelle. Par exemple, aller au cinéma l'après-midi, plusieurs après-midis de suite, même si le film est discutable et se laisser aller à en discuter. Assouvir une envie de petit pain au chocolat et de café au lait pour le goûter. Se raviser devant la boulangère et prendre aussi une sorte de macaron à l'ancienne, à la noisette, fourrée à la ganache. Craindre de regretter le deuxième pain au chocolat que ce macaron craquelé est venu remplacer. Se retenir de vérifier sur le chemin du café où il veut absolument m'emmener. Partager équitablement les victuailles, apprécier que le café au lait se prépare en mélangeant soi-même le lait bouillant et crémeux et le café serré. Pas mal le macaron, et je reviendrai aussi au Hibou, désormais mon café préféré.
Et puis un jour retourner travailler et noter attentivement cette phrase, articulée par des lèvres qui ont à peine dix-sept ans: "L'espoir c'est nul et désespérant parce que ça veut dire qu'on vit un truc horrible et qu'on ne peut rien faire d'autre qu'attendre".
Enfin, partir en weekend à Paris, et le commencer par un dîner à Spring, en accord avec la saison. Cela n'empêche en rien, le lendemain, de grignoter les délicieuses tartines du délicat et coloré Hôtel du Temps. La promenade fut très longue ensuite, et vive, et enjouée, et il fut question de rideaux en lin lavé, d'interrupteurs en porcelaine, d'un manteau d'été, d'un réveil vert pomme, d'un sac en tissu jaune curcuma et d'un déjeuner délicieux et joyeux à Taeko. C'était bien, je garde de tout cela un souvenir doux et fort à la fois, j'y pense quand le temps se fait plus rude.
Il y a aussi deux expositions, belles et denses. D'abord The place we live, au Musée du Jeu de Paume, pour découvrir en série le travail de Robert Adams et contempler longtemps les dinners et les citronniers de Californie, les vagues et la grande roue du parc d'attraction, les routes de l'ouest qu'on emprunte quand on veut tout oublier. Et puis aussi Nouvelles histoires de fantômes de Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger au Palais de Tokyo, une installation indescriptible et émouvante, une histoire des larmes conçue comme un jeu de pistes.

Le samedi soir, le coeur au galop, il y avait le concert tellement attendu de Vincent Delerm. Avant le spectacle, dans la file d'attente, je cherchais des yeux quelqu'un qui me ressemblerait un peu, un code commun, un signe, mais rien. Je n'ai sans doute pas assez bien regardé. Enfin, le concert a commencé.
Il y a une petite chanson, très courte, qui n'a l'air de rien mais qui ce soir-là, dans le noir, touche en moi un espace mille fois exploré mais toujours hypersensible. Il y est question de cette époque dans la vie de Vincent Delerm pendant laquelle tous les garçons autour de lui, tout à coup, se sont découvert une passion violente pour le football américain, incarné dans la chanson par Joe Montana (quand on ne le connait pas du tout, le nom est assez mystérieux, presque poétique je trouve). Comment faire, quand on est adolescent, qu'on vit dans une ville minuscule et que tout le monde se met à suivre de très près le Superbowl et à collectionner des casquettes? Il chantonne J'ai fait semblant d'aimer ça.
Cet aveu, avec tout ce qu'il comporte d'angoisse, de tristesse et d'énervement (là, je pense à la période où toutes les filles portaient des pendentifs en forme de dauphin à cause du Grand Bleu, mais pas moi), la façon dont on peut céder sur son propre désir pour s'extraire d'une solitude me fait beaucoup d'effet. A l'époque, on ne peut pas du tout s'imaginer qu'on rencontrera un jour quelqu'un qui dira C'est qui Joe Montana? et éprouver alors le bonheur infini de ne plus avoir à faire semblant d'être un autre que soi. Déjà, lors du spectacle précédent de Vincent Delerm, j'avais été saisie par la justesse de cette chanson-là, qui retranscrit très bien le grand écart entre la vie rêvée à partir des images croisées au cinéma et ce que la vie nous impose, les impossibles d'une adolescence provinciale, comment on ne peut rien faire d'autre qu'attendre et se promettre que l'existence qui se prépare sera au plus près de ce que montre l'écran.
En tout cas, samedi soir, en guest star, à la fin du concert, il y avait Alain Souchon en chemise à carreaux qui n'avait pas très bien révisé les paroles de la chanson, c'était beau quand même, mais j'avoue qu'il m'a fait moins d'effet que Joe Montana.

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11 Comments:

Anonymous Gwendoline said...

"Sa mère a envisagé de consulter quelqu'un mais, en s'imaginant face à un médecin, elle a changé d'avis. Que dira-t-elle : "Mon fils ne pleure pas" ? A qui osera-t-elle adresser cette phrase ?"
Alan Pauls. Histoire des larmes.

8 avril 2014 à 16:21  
Blogger Paola said...

Ton écriture m'a manqué. Merci. Paola

9 avril 2014 à 00:04  
Anonymous Marie said...

Les mots qui glissent comme des la(r)mes, les morceaux de vie, à classer, conserver, consigner, oublier... Des pensées douces !

9 avril 2014 à 09:18  
Blogger patoumi said...

Gwendoline: mon libraire a acquiescé d'un air complice cet après-midi quand je suis allée le commander

Paola: merci! :)

Marie: j'ai bien pensé à toi pendant le concert ! (surtout pendant le truc un peu gênant des filles de 1973 qui n'ont plus vraiment trente ans...)

12 avril 2014 à 23:20  
Blogger Cléo said...

Nous irons au Hibou ensemble en juillet ? J'aime bien les cafés qui ont des noms d'oiseaux. Je t'embrasse.

13 avril 2014 à 00:50  
Anonymous BBC said...

J'ai guetté ton texte longtemps, je l'ai lu avidement, j'ai voulu t'écrire pour te dire "je comprends ..." j'étais émue et triste un peu aussi. J'y reviens quelques jours plus tard pour te dire : de la même manière qu'on peut ne pas connaitre Joe Montana ni se reconnaitre dans nos origines, reste à se trouver soi, comme l'on veut être.

13 avril 2014 à 14:03  
Blogger patoumi said...

Cléo: oui! En plus ils ont une petite terrasse :)

BBC: mais justement, il s'agit bien de ne pas connaître Joe Montana ! Et je suis assez ravie de mon côté de n'avoir pas fait partie des filles qui disaient "Eric Serra" !
Je n'ai peut-être pas été très claire dans ce billet... C'est l'émotion à cause de Vincent Delerm :)

14 avril 2014 à 00:03  
Blogger Cécile said...

J'aime beaucoup ton billet... moi je suis une fille de 1973, qui n'a donc plus trente ans depuis dix ans (que dis je? onze ans presque! ahem), et qui a aussi vécu une partie d'adolescence à faire semblant d'aimer ça (sans beaucoup de conviction d'ailleurs...)
et puis ta description de l'hôpital cambodgien... c'est très émouvant...
(je croise beaucoup de pédopsy dans ma vie professionnelle, puisque je travaille dans la protection de l'enfance... j'aimerais en rencontrer qui ont ta sensibilité...)

21 avril 2014 à 07:56  
Anonymous Anonyme said...

Juste pour vous dire que je suis contente de vous retrouver...

Léonie

21 avril 2014 à 17:41  
Anonymous patoumi said...

Cécile: c'est gentil vraiment, de laisser des petits mots par ici, merci.
Tu as de la chance d'avoir une chanson de Vincent Delerm qui parle de toi :)

Léonie: merci d'avoir pris le temps de laisser un petit mot !

22 avril 2014 à 00:31  
Anonymous Poppilita said...

la facon dont on peut ceder sur son desir a soi pour s'extraire d'une solitude. cette phrase est tres belle. je retrouve ton blog apres plus d'un an avec un bonheur infini. merci patoumi

20 janvier 2015 à 07:43  

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