lundi 23 décembre 2013

Le grain et la ligne


Cet automne, j'ai très souvent pris le train. Parfois vraiment tôt, au petit matin, et je guettais son arrivée les mains dans les poches de mon manteau bleu marine, je fixais l'extrémité de la voie et ma respiration encore ensommeillée dessinait des nuages de froid sur le quai. J'ai avalé, pendant tous ces voyages brumeux, des paysages que je ne retenais pas malgré la répétition. Les volées de peupliers, les toits des fermes isolées, les rivières troubles, les champs à l'abandon, les châteaux à l'horizon, les fils électriques et les gares minuscules. La mélancolie des lieux traversés dont on ne sait rien d'autre, où l'on ne s'arrêtera jamais. Mais ce samedi là, c'était un voyage différent. J'ai failli rater le train, j'ai couru dans les escaliers du métro, mon sac à l'épaule, le souffle court. Le wagon s'est ébranlé, je venais à peine d'y monter. J'ai salué mon voisin, un garçon avec un accent anglais qui lisait quelque chose de Flaubert. J'ai fini un roman aussi, puis je me suis endormie.
A l'arrivée, au bout du quai, G. m'attendait avec un sourire et une part de cake au citron.
J'étais impatiente, il avait promis qu'on irait au Grand Palais voir les photos de Depardon. Il m'avait prévenue « Attends-toi à ce qu'il y ait beaucoup de monde » et déjà à la sortie du métro,  le piétinement des touristes et les odeurs de sucre brûlé agitent ma fatigue intérieure, sourde et silencieuse. Nous attendons un peu dans le bleu de la nuit, dans la file d'attente qui serpente, je suis dans un drôle d'état, je ressens une excitation naïve et impatiente qui côtoie de très près l'appréhension névrotique d'une éventuelle déception.
A l'intérieur du musée, je suis un peu oppressée par la foule, ses odeurs, son bavardage vain, le bruissement des anoraks, le frôlement des corps, la peau sèche d'une main, la fourrure sur les capuches des parkas, rien à voir pour l'instant avec la promesse d'Un moment si doux. Je serre un peu plus sa main, il avait retiré ses gants, achetés à Berlin.
Et puis, sans prévenir, alors que j'ai pénétré la salle d'exposition il y a à peine cinq minutes, je me retrouve face à Glasgow, années 80. Le ciel bleu tendre sur les murs gris dur, la brique humide, les fenêtres sans rideaux, la cour bétonnée, l'idée de la solitude même s'il y a des enfants sur les photos. Tout à coup les autres visiteurs disparaissent, je ne vois plus qu'une fille en robe vichy rose, des garçons qui font de la bicyclette, un pull jacquard, une paire de tennis, une bulle de chewing gum au bord des lèvres fières. Je ressens alors une tristesse étrange et un peu douce et je m'aperçois en même temps que je plisse des yeux pour éloigner des larmes déplacées, que ce qui m'absorbe entièrement, ce qui me fait retenir mon souffle et oublier les gens qui m'entourent, c'est le grain du ciel, le grain de la pierre, le grain des vitres, des trottoirs, et la condensation intime de ce grain troublant, précis et flou avec le grain de mon vécu subjectif. Les sensations et les souvenirs s'empilent alors en désordre, je me suis rappelée aussi qu'il avait promis que nous irions en Ecosse (et, sans relation apparente, qu'il préparerait des hot-dogs).
Le cœur battant, j'ai longuement contemplé les autres photographies.
Au Liban, un coiffeur sèche les cheveux d'un client qui a pendu sa carabine juste à côté, le temps du rendez-vous.
En Bolivie, une table en formica rouge avec la chaise assortie, un bouquet de fleurs rose pâle sur la table en bois d'une cafétéria.
Sur l'île Saint-Louis, un autoportrait aux couleurs douces.
Mais G. s'arrête longtemps devant une photographie verticale, une fenêtre donne sur Puerto Eden au Chili. On y voit une volute de fumée s'échapper du port, la neige poudre à peine les sommets, la lumière est doucement dorée, les nuages se noient autour d'une barque esseulée. G. est troublé par la sensualité qui se dégage des lignes de la photo, celles des montagnes qui dessinent la silhouette d'une femme allongée, la courbe de ses longues jambes. Alors je lui raconte que Depardon a fait cette photographie depuis une chambre d'hôtel mais qu'au moment de l'évoquer, lors d'un petit entretien avec Vincent Delerm, il dira « depuis une chambre d'amour ».
Voilà.

Un moment si doux, au Grand Palais, jusqu'au 10 février 2014

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12 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Oh quelle jolie surprise pour Noël! Je te souhaite un très bon Noël, beaucoup de douceur et plein d'étoiles <3 A bientôt, Hélène

23 décembre 2013 à 20:00  
Blogger Cécile said...

Oh que c'est bon de te retrouver ici... (et de retrouver ton talent pour enchaîner les mots...) Que Noël vous soit doux !

23 décembre 2013 à 20:54  
Anonymous Gwendoline said...

Trop tard pour dire "cours-y vite" mais quand même !
http://www.henricartierbresson.org/prog/PROG_expopup1g_fr.htm
Des bises, Patoumi !

24 décembre 2013 à 10:19  
Anonymous Anonyme said...

Je vous lis depuis longtemps, ce matin réalisation de votre recette de scones que je fais souvent. Ils sont délicieux !!!
Quelques heures plus tard le plaisir de lire ce billet. Merci.
Bon noël ....
Cath

24 décembre 2013 à 16:27  
Blogger patoumi said...

Ça me fait plaisir aussi de vous lire!
Hélène: oui, plein d'étoiles à toi aussi et plein de bonnes choses à manger :)

Cécile: merci de me lire encore!

Gwendoline: j'y suis allée :) Les photos de Londres étaient vraiment belles, il y avait même un sosie de Sylvia Plath...
Plein de bises aussi, j'aime toujours lire (entre autres) tes enquêtes sentimentales...

Cath: je suis contente que les scones vous plaisent, ça me donne envie d'en faire... Bon Noël à vous aussi!

24 décembre 2013 à 18:49  
Anonymous Anonyme said...

bonjour,
je n'écris généralement aucun billet, mais là la résonnance d'univers me pousse à écrire ce petit mot... je me retrouve dans des phrases, dans des observations, mais ce que je voulais plutôt partager c'est une découverte littéraire récente et je me demandais si vous connaissiez le travail poignant de Sebald, notamment son livre "les émigrants"? peut-être même en avez-vous parlé sur l'une de ces pages?
voilà c'est partagé!
Claire

26 décembre 2013 à 19:08  
Anonymous BBC said...

Bonjour Patoumi, je suis contente que tu sois revenue gribouiller ici, j'ai l'impression fugace d'avoir un peu été au milieu de ces gens absorbée par l'émotion d'un tableau, merci pour cette escapade. Je te souhaites de très bonnes fêtes !

27 décembre 2013 à 08:28  
Blogger Tin of tea said...

Oh si seulement, j'aimerais fort fort y aller, mais grâce à toi j'en ai quand même une petite jolie vue…

28 décembre 2013 à 00:34  
Anonymous Florence said...

Bonjour Patoumi,

je suis heureuse que vous soyez de retour avec ce billet. Plusieurs fois j'ai eu envie de vous envoyer un mail mais je n'ai pas osé troubler votre silence. Je ne suis pas sûr de pouvoir aller à cette exposition, alors merci de nous la faire voir avec vos yeux.
Grosses bises

28 décembre 2013 à 15:43  
Blogger patoumi said...

Claire: non, je n'ai pas lu "Les émigrants"!

BBC: bonnes fêtes!

Tin of tea: mercy d'avoir laissé un petit mot qui me fait découvrir tes pages! (j'ai tout lu à l'aéroport en attendant mon vol pour Venise)

Florence: plein plein de bises :)

31 décembre 2013 à 01:06  
Anonymous Sanphi said...

Mille merci pour ce superbe billet, une excellente année à vous.

1 janvier 2014 à 19:16  
Anonymous patoumi said...

Sanphi: merci! Que tous vos voeux se réalisent en 2014!

8 janvier 2014 à 00:06  

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