vendredi 10 mai 2013

J'écume les jours


Il n'y a pas de mots justes pour évoquer la trouble mélancolie des temps derniers et je crains de ne parvenir qu'à rendre un discours dissonant si j'essaie de décrire les matins souffreteux, la peur panique que provoque une sonnerie de téléphone (jusqu'à la paralysie, parce qu'au bout d'un moment, on ne veut plus rien savoir), les hautes solitudes que crée l'angoisse indissoluble, impartageable, étouffante, l'idée de la mort.
A l'approche de l'hôpital, pour apaiser le visage et les yeux rougis par les larmes inextinguibles et trop fréquentes, j'applique mes mains glacées sur mon regard endolori, le bout des doigts côté paume d'abord, puis le dos de la main. Mon propre souffle m'étouffe. Parfois il m'est impossible de monter tout de suite voir mon père, je ne m'en sens pas la force, j'ai déjà envie de rebrousser chemin et j'ai la nausée et je m'en veux, alors je m'assois sur l'une des chaises en métal froid du hall de l'hôpital, je regarde fixement les minutes lentement défiler sur les écrans à cristaux liquides et le regard exorbité des peluches sordides de la vitrine de la cafétéria me scrute, glacé.
Je connais cet hôpital pas coeur, j'y ai étudié, passé des examens, fait des stages, des gardes, son hostilité ne m'a jamais paru aussi aigüe, aussi tranchante. Parfois j'éprouve une sourde colère, je me sens effroyablement seule, j'envie ma soeur, dégagée de toute obligation, parce qu'elle n'est pas sur place, parce qu'elle n'est pas à l'aise, parce qu'il faut lui épargner ça alors que moi, qui suis médecin, j'ai l'habitude. Ce discours me fait pleurer de rage. J'en veux plus que jamais à celui qui est l'instigateur de mes études, qui n'a pas laissé le choix, mais qui est aujourd'hui celui qui dit d'une voix toute basse Je veux encore vivre longtemps avec vous, alors je ravale mes sanglots, et je rassure autant que je peux, maladroitement probablement.
Chaque soir, je prépare pour son dîner un petit pique-nique différent, mais toujours composé d'une salade de crudités (des carottes râpées, de l'avocat, du concombre, de la betterave, quelque chose de frais, si je pouvais j'apporterais de la crème glacée, j'y ai déjà pensé), un peu de riz vapeur avec quelque chose de cuisiné (du porc au gingembre, du filet de boeuf au miso, du poisson grillé, rôti, poêlé) et puis un fruit frais, connaissant son penchant pour la mangue, les fraises, l'ananas. L'autre jour, il a dit qu'il voulait une part de pizza, je soupçonne que ne soit pour me laisser un peu tranquille. Les dames de l'hôpital savent que je dépose aussi à son intention dans le réfrigérateur du service des crèmes caramel, du riz au lait, de la semoule. A côté du chocolat et des petits sablés rangés dans le placard, je laisse toujours quelque chose pour le petit-déjeuner du lendemain (des crêpes, un morceau de brioche, des madeleines).
Voilà, c'est un peu comme ça depuis presque trois mois, trois mois faits pour lui d'aller-retours entre l'hôpital et leur maison, trois mois faits pour moi de tristesse et de colère, de déceptions et d'espoir, trois mois d'interruption dans ma vie intérieure habituelle. Trois mois pendant lesquels je vais plus que jamais chez l'analyste où je dis dans un chaos verbeux interrompu par les sanglots la douleur inédite qui me traverse et qui entre en collusion avec mes préoccupations d'avant, la peur constante de ne rien faire de ma vie, tandis que celle de mon père est ténue comme jamais. L'une des paroles les plus apaisantes de l'analyste sera mystérieuse mais son effet fut certain "Je ne connais pas très bien Joyce".
Contre les moments de tension, j'ai mes armes dérisoires: quand j'attends une rencontre avec le grand médecin qui s'occupe de mon père sous le regard condescendant des secrétaires (j'attends depuis une heure et demie), j'ai dans mon sac un livre sur Philippe Garrel qui de toute façon ne me quitte pas, sa lecture me fascine, mais l'objet même me rassure, me rappelle que je ne suis pas que ça, ce que ces trois mois m'ont fait devenir, l'ombre de moi-même, celle que j'étais. Je ne veux pas que cela prenne le dessus alors je lis, je lis, je lis parfois deux romans par jour, deux romans par semaine, des livres de cuisine, des auteurs discutables, des récits brillants, je lis tout le temps, autant que je peux. Et juste avant que mon père ne tombe malade, j'ai lu un roman merveilleux et troublant quand on connait la suite des évènements. Ainsi, dans Le meilleur des jours, Yassaman Montazami évoque la figure de son père, Behrouz, un homme fantasque et charismatique, dont le prénom signifie en persan le meilleur des jours, parce qu'on lui avait prédit à la naissance une mort prochaine de par sa prématurité mais dont il réchappa, grâce aux soins secrets prodigués par une mère obstinée qui adulera ensuite ce fils qu'elle cherchera à nourrir à l'excès, envoyant leur chauffeur lui apporter des bananes à l'école à l'heure du goûter. A l'université de Téhéran, Behrouz rencontrera deux femmes, deux amies parmi lesquelles il choisit sa future épouse sans savoir que l'autre est follement éprise de lui. Il sera envoyé en France poursuivre ses études mais désespère ses proches car sa thèse ne s'écrit pas. Y. Montazami se souvient des frasques de son père, emporté de façon très personnelle dans la révolution iranienne, elle se souvient aussi qu'il cuisinait du canard à l'orange à quatre heures du matin et qu'elle était tenue de le goûter, et que c'était le genre d'homme qui pouvait se présenter à une rencontre parents-professeurs, lesté d'un bleu de travail et d'un fort accent iranien, se faisant passer pour un ouvrier immigré analphabète auprès de l'enseignante d'allemand pour lui montrer qu'une élève brillante pouvait être issue des classes populaires… La fin du roman se lit avec le regard qui se trouble et on a tout de suite envie d'entendre la voix de Y. Montazami, interviewée avec élégance et discrétion par Rébecca Manzoni (écoutez...)
Je suis allée au cinéma aussi, mais pas beaucoup, pas autant…
Je me souviens de Juliette Binoche dans Camille Claudel 1915, avec son grand châle en tricot bleu sur les épaules, qui surveille du coin de l'oeil la casserole d'eau bouillonnante où se côtoient dans l'ascèse de ces années-là, un oeuf et deux grosses pommes de terre. Comme Camille est persuadée qu'on cherche à l'empoisonner, le psychiatre qui s'occupe d'elle dans cette institution proche d'Avignon, l'autorise à préparer ses propres repas. Un peu plus tard, installée sur un banc baigné de soleil froid, elle écale lentement son oeuf et croque sa pomme de terre comme on croquerait une pomme.
Je me souviens aussi de Gael Barcia Bernal dans No, et la chanson qui accompagne sa campagne contre Pinochet dont le refrain nous poursuivra plusieurs jours durant, comme l'image séduisante de la scène de skate board dans les rues de Santiago où la révolte gronde.
Il y a eu aussi Emmanuelle Devos, qui le temps d'une aventure, se cogne à un poteau, aux horaires de train pour Calais, au répondeur de son mari, à la cruauté d'un casting, à l'indifférence de sa banquière, et à un amour presque possible mais non.
Justement, dans Mud, je n'avais pas bien compris, mais il ne s'agit que de cela, de l'amour, qui à l'image du Mississipi, hésite à chaque virage et trébuche à chaque onde lancinante. L'amour est imprévisible, comme l'abîme du fleuve, qui recèle à la fois de trésors et de cadavres. L'horizon de l'amour s'obscurcit comme celui du Mississipi, la nuit, quand il dessine alors des ombres inquiétantes. L'amour est mystérieux pour Ellis, qui à quatorze ans offre naturellement des perles à une fille qui s'appelle May Pearl mais ce serait trop simple. Les femmes sont cruelles dans Mud, elles sont instables, volages, insatisfaites, menteuses, les blessures qu'elles infligent sont pires que celles des serpents d'eau qui croupissent, noirs et luisants, dans les ornières. Mud est plein de bons sentiments, tant pis, je reste touchée par le personnage d'Ellis, parce qu'il a quatorze ans et parce qu'il ne supporte pas l'idée que l'amour puisse un jour s'arrêter.
Alors voilà, dans la tempête et le tourment, il y avait aussi tout cela, la vie malgré tout, et j'ai appris aussi à m'en nourrir sans culpabilité, ce qui prit un peu de temps, parce que j'avais le réflexe de tout m'interdire, comme si la maladie de mon père rendait obscène toute place laissée au désir, mais je me suis acharnée, en trébuchant mille fois, à laisser la vie reprendre le dessus. Merci à P. pour les tablettes de chocolat, à S. pour le précieux sachet de thé, à V. et à tous les lecteurs pour les petits mots, merci infiniment à Cléo pour tout ce qu'elle sait, merci à G. pour ses bras, pour le soir de l'entrecôte, la journée à la mer et les billets qu'il a pris pour Berlin, une deuxième fois. Il est temps que je vous en parle.

Philippe Garrel, en substance de Philippe Azoury est publié aux éditions Capricci
Le meilleur des jours de Yassaman Montazami est publié aux Editions Sabine Wespieser
Camille Claudel 1915 est un film réalisé par Bruno Dumont
No est un film réalisé par Pablo Larain
Le temps de l'aventure est un film réalisé par Jérôme Bonnell
Mud est un film réalisé par Jeff Nichols

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15 Comments:

Anonymous emma said...

je ne te connais pas,tes mots touchent,déchirent le coeur.on voudrait pouvoir alléger cette souffrance...

10 mai 2013 à 07:37  
Blogger croukougnouche said...

Chère Patoumi, oui, les hôpitaux sont terribles , on n'est jamais préparé , ni habitué à en fréquenter les couloirs, les ascenseurs qui ne vont jamis dans le sens qu'on voudrait.
Je te souhaite de garder cette force irradiante , pour celui que tu aimes et soutiens ainsi, avec cette petite lumière qu'on sent tellement en toi , ce don des nourritures intérieures qui passent par les gouts suaves et le plaisir des mets préparés .
Je ne te connais que par ces écrits , qui depuis le début , me touchent infiniment ,
mais je t'envoie les cerises encore vertes sur les arbres du grand pré, les fraises aussi , les iris bleu mauve et le chant du rossignol quand vient. la nuit

10 mai 2013 à 11:36  
Anonymous BBC said...

Ton écriture est magnifique et ton billet bouleversant.
Tu ne peux pas tout ...
sauf écouter cette petite voix du désir ...
Je compatis et t'envoie quelques rayons de soleil du sud

10 mai 2013 à 13:16  
Anonymous Riane said...

Dieu que c'est beau, cette tristesse inouïe écrite avec tant de retenue et d'élégance. Je m'en veux presque de trouver ça beau. Est-il nécessaire de dire que je suis avec toi; comme sans doute chaque être ayant lu ce billet, d'une façon douce et timide peut-être, mais avec toi tout de même...

10 mai 2013 à 18:05  
Anonymous Anonyme said...

Supporter l'insupportable...

10 mai 2013 à 20:06  
Blogger Zenza said...

J'aime toujours lire tes billets, mais/et celui-ci est hors-pair. Je crois que c'est souvent dans ces moments où la tristesse et la mort nous frôlent de trop près et créent des sentiments bizarres qu'on n'aime pas - qu'on ne nomme pas - qu'une lame de fond et de vie nous hausse au-delà, parce qu'il le faut.
Courage Patoumi (mais tu en montres déjà beaucoup, dans cette épreuve, dans ce passage).
Isa

10 mai 2013 à 21:30  
Blogger Lylou said...

Je comprends votre peine. C'est dur de voir ses parents dépérir et de se sentir impuissant. De faire comme si tout allait bien alors qu' au fond de soi on est triste et inquiète. Parfois pour oublier on joue un peu au piano on se lance dans un beau dessin mais à un moment ou un autre on est bien obligé d'affronter la réalité de la vie. Soyez courageuse. Il faut garder en tête que l'homme est un mortel et qu'on ne peut rien faire contre ça on peut juste se préparer à cette fatalité.

10 mai 2013 à 23:34  
Anonymous Anonyme said...

" il y avait aussi tout cela, la vie malgré tout, et j'ai appris aussi à m'en nourrir sans culpabilité, " comme je te comprends, je m'en nourris tous les jours pour supporter, aider, chasser la tristesse même si elle est toujours là au moment où on pense l'avoir effacée...
chaque jour est important, même banal, même douloureux, ne pas le perdre...
toutes mes pensées vont vers toi quand je traverse les lieux que nous partageons, chaque jour quand je cherche un nouveau message... rennette

11 mai 2013 à 12:22  
Blogger patoumi said...

Emma: se savoir lue allège aussi la souffrance, alors merci!

Croukougnouche: je penserai aux rossignols la nuit désormais, merci!

BBC: pardon de n'avoir pas encore répondu à ton mail, j'ai accumulé un peu de retard dans tout. j'espère que tout se passe bien pour toi là-bas, au sud.

Riane: merci!

Anonyme: oui, c'est tout un programme...

Isa: je croise fort les doigts pour que les choses s'arrangent, même si cela prend du temps. Merci pour ce message!

Lylou: j'essaie, j'essaie de toutes mes forces d'être courageuse...

Rennette: je t'ai croisée l'autre jour mais je n'ai pas osé te saluer! Merci du fond du coeur pour ce petit mot!

11 mai 2013 à 23:41  
Anonymous Anonyme said...

Patoumi,

tu n'essaies pas d'être courageuse, de toute évidence tu l'es. Merci pour ce précieux billet, pour nous faire partager ce moment difficile et tes tourments intimes.

J'ai retenu la même phrase que Rennette. J'essaie dans chaque épreuve difficile de garder le positif, cela me paraît un sacré pas dans la vie quand on a appris à se délester de la culpabilité qui n'apporte rien au fond. Je suis certaine qu'en te "nourrissant" de tout cela, tu nourris les autres autour de toi et tu leur donnes de la force.
Un de mes parents est frappé depuis quelques mois d'une maladie grave, je me souviens d'avoir arpenté hagarde les culoirs décrits, à l'hôpital j'essayais comme toi de lui apporter autre chose, et parfois je me creusais la tête pour lui raconter des belle spetites historiettes de la vie, tout y est prétexte, un bon mot des enfants , une anecdote entendue, mais que c'est dur de faire face avec la gorge nouée..je t'embrasse, je suis heureuse d'avoir pu te lire ce matin, des pensées et du courage

j'ai gouté chez mamma roma, des petits "façon makis" avec aubergne, serrano, fromage frais à tomber et une salade thaie qui m'a enchantée ;)

bien à toi

atlante

12 mai 2013 à 10:50  
Anonymous Poppilita said...

patoumi, bon courage
tu as bien fait de laisser la vie s'immiscer a nouveau dans ton quotidien, je pense que c'est ton seul echappatoire a cette tristesse.
en tout cas, mes pensees sont pour vous.
et bon courage encore.

12 mai 2013 à 15:20  
Anonymous Anonyme said...

oh tu aurais dû Patoumi, je vois tant de monde chaque jour que j'en oublie l'essentiel.. et la rue m'affole souvent ! surtout dans les rues commerçantes et autour de mon bureau c'est l'enfer...

12 mai 2013 à 18:05  
Blogger Cécile said...

Que dire? On a plutôt envie de te laisser parler, d'écouter, écouter les relents de cette angoisse légitime, de la colère, de l'inquiétude quotidienne, de la volonté de continuer à vivre "à côté" et "malgré tout", bien légitime elle aussi, quoique culpabilisante. Tu dis tout cela avec une grande justesse. Alors je n'ajouterai qu'une chose: laisse échapper ta colère et ton chagrin sans retenue lorsqu'ils sont trop forts, laisse ton esprit se sauver vers les échappatoires nécessaires, et, pour le reste, je te souhaite de continuer à trouver le courage qui t'anime jour après jour.Pensées pour vous tous.

15 mai 2013 à 17:13  
Blogger Lathelize said...

Et merci pour ton message si sincère et si beau. Et tu devrais essayer de courir, de courir à perdre haleine jusqu'à avoir l'oesophage qui brûle et les jambes molles, ca fait du bien quand tout s'écroule.

16 mai 2013 à 17:23  
Anonymous Chrystel said...

Je pense bien fort à toi, le coeur serré même si je ne connais de toi que les mots (que j'aime vraiment beaucoup!). Bon courage pour tout ça...Les lectures, les films, en effet ont aussi ce pouvoir de suspendre un peu le temps et alléger -un peu- les douleurs. Bises

20 mai 2013 à 01:12  

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