mardi 30 octobre 2012

Des baisers que le froid givrait (romance en quatre parties)


Chapitre 1
Cette histoire lui fut racontée pour la première fois jeudi soir, vers 21h30, à la terrasse du petit restaurant où nous attendions qu'une table se libère. Ma voix hésitante et sourde ne se laissait pourtant pas distraire par le Crozes-Hermitage soyeux qui réchauffait lentement les sangs glacés par le souffle de la nuit.
Je commençai à décrire la longue journée qui venait de s'achever, ce discours presque ininterrompu que j'écoute d'une oreille concentrée, fait de souffrances secrètes, d'amours déçues, d'espoirs fragiles, de tristesse énigmatique et ravageante. Toutes ces vies qui déplient leur intimité maladroite et murmurent les yeux baissés les blessures brûlantes. Je me sens parfois minuscule à les aider mais ne renonce évidemment jamais, animée par une énergie constante, une force vive qui se matérialise en quelques phrases bienveillantes et toujours très pensées. Mais c'est juste épuisant. Surtout quand les imprévus s'enchaînent et qu'il faut bientôt renoncer à la trêve du déjeuner, habituellement déjà très discrète (le mercredi un sandwich maison avec un pain pita acheté un peu plus tôt au marché matinal, le jeudi une pomme, une tasse de thé vert pas trop chaud pour pouvoir être bu rapidement, deux financiers à l'orange du marché d'à côté, le vendredi ça dépend. Parfois un vrai déjeuner avec G., à la maison, avec toutes les fantaisies que cela autorise, sinon un börek viande hachée et fromage à la gargote turque à deux pas, ou un grand smoothie plein de fruits et des biscuits au chocolat…) Ce jeudi-là, pas le temps d'aller chercher des financiers à l'orange, mais j'avais apporté du gâteau au soja et à la noix de coco, préparé par ma mère et ramené parmi des dizaines d'autres victuailles, dont un canard laqué, qui s'est tenu tranquille pendant notre voyage en train, après un dimanche familial comme j'en cède rarement à mes parents, car je nourris peu d'appétence pour ces retours qui m'angoissent maladivement là où la seule évocation de ma chambre d'adolescente laissée dans l'état me soulève le coeur (par exemple, les portraits de Rimbaud alignés au-dessus du bureau font que je ne peux plus le regarder dans les yeux). Malgré une faim furieuse, je déballai avec mille précautions le petit paquet préparé par mon père et, sous le dernier pli de papier argenté, découvris les petits carrés jaune tendre, doux et parfumés, visiblement découpés avec beaucoup de soin. La première bouchée déjà me ravit, c'était frais, sucré sans excès, très fondant, et les souvenirs apparurent comme un feu d'artifice retentissant: je me revis enfant mélangeant la préparation soja-coco à l'aide d'une cuillère en bois dans la casserole émaillée, je revis aussi les déjeuners chez mamie qui se clôturaient par ces mêmes gâteaux et un thé au jasmin pour lequel elle glissait dans la théière quelques fleurs de jasmin qu'elle prélevait sur le jasminier du salon, je revis alors les plats délicieux de l'enfance, les boulettes frites, croustillantes et élastiques à la fois, le riz au poulet, tout collant de bouillon au gingembre, les travers de porc laqués, les soupes au poisson, les fondues fumantes, ma gourmandise insatiable de petite fille. Ce gâteau maternel si délicieux puisait son réconfort dans le contraste provoqué par sa douceur sucrée et la violence de ma faim qui avait grandit au fil des heures dans la violence de ce qu'il m'arrive d'entendre de la bouche de ceux qui ont pris rendez-vous avec moi. C'était un peu comme d'être entourée des bras de ma mère, chose qui n'arrive jamais car nous sommes timides en la matière. J'ai alors ressenti la tendresse immense de mes parents, à travers ce gâteau qu'elle avait préparé, qu'il avait emballé et, alors même que je tiens régulièrement un discours amer et dur sur la famille et l'enfance, du moins les miennes, je fus saisie par cette émotion inédite, le fait qu'on puisse penser à ses parents sur un mode rassurant.
Et j'ajoutai, au moment où la serveuse vint nous dire que notre table préférée était prête, En plus aujourd'hui, j'ai reçu une lettre de ma psychanalyste.

Chapitre 2
Je n'avais pas pris le métro en direction de l'université depuis plusieurs années. A la recherche du bâtiment où je devais me rendre (l'amphi L3), je me souvins que je fuyais souvent les cours de médecine au profit de cafés tièdes sur des tables poisseuses avec mon amie Gé. qui avait le bon goût d'étudier les lettres modernes (maintenant elle travaille dans le cinéma, ah!).
Dans l'amphithéâtre qui se remplissait avec autant de bavardages inaudibles, j'ai eu un petit frisson d'appréhension en voyant mon nom inscrit sur un carton replié posé sur la grande table de l'estrade. C'est assez étrange, après toutes ces années passées à écouter des centaines de cours rarement passionnants, de se retrouver un beau matin à la place de celui qui enseigne; la question de l'imposture avait déjà été soulevée au moment où j'acceptais avec enthousiasme et appréhension la tâche qu'on me proposait gentiment puis je l'ai refoulée parce que je crois que j'aime bien être sur scène en réalité.
Installée derrière un micro, avec la petite bouteille d'eau et le verre en plastique de rigueur, pendant qu'un universitaire très diplômé introduisait la matinée, je regardais les étudiants s'installer sur les chaises à battants. Rien n'avait vraiment changé. Il y avait toujours les besaces US personnalisées, les gobelets de café posés avec précaution à côté des notes, les garçons sérieux pull col V et cartable de terminale patiné, les garçons moins sérieux (en apparence…) qui sortent une feuille de papier et un stylo bille de la poche de leur manteau, les filles qui se recoiffent ou qui remettent un trait de rouge et celles qui notent tout, absolument tout, de ce qu'elles peuvent entendre. En réalité, dans ma robe à fleurs et ma veste anglaise, j'avais l'impression que peu de choses nous séparait finalement, que je n'avais pas tout à fait quitté leur monde et j'ai vraiment eu une sensation très étrange de soudaine responsabilité quand on m'a dit que c'était à moi de prendre la parole. J'ai pris une grande inspiration intérieure.
A la fin de la conférence, en ressortant sur le campus mouillé par une pluie d'automne tenace, j'aurais voulu aller prendre un café tiède avec Gé., l'écouter me raconter ses dernières amours, je revoyais son étui à cigarettes un peu chic, ses pantalons façon Annie Hall et son grand manteau, mais il n'y avait autour de moi que des silhouettes inconnues qui marchaient d'un pas pressé. Tous ces visages lisses et anonymes m'ont laissé le goût des années définitivement perdues.
J'avais déjà ressenti une émotion du même ordre quelques jours plus tôt à l'avant-première du prochain film très recommandable d'Olivier Assayas, Après-mai. Au début des années 70, Gilles, le double assumé d'Assayas, partage ses dix-sept ans entre manifestations lycéennes haletantes et risquées, peinture, poésie, séances de cinéma engagé, voyage-apprentissage en Italie et deux jeunes filles, Carole et Christine, avec qui il vit des histoires impossibles. Un après-midi estival, Carole le devance sur un chemin de sous-bois alors qu'il s'apprête à la retrouver à la gare en mobylette et sa silhouette me fascine. Elle porte une robe blanche très longue, avec un petit col qui remonte haut, plusieurs sautoirs et des spartiates en cuir brun mais Gilles apprendra qu'il ne s'agissait pas d'une robe de mariée. Christine a toujours le regard triste malgré sa détermination, son engagement est total mais pas lorsqu'il concerne le garçon qui essaie de l'aimer. Au-delà de l'aspect historique et politique du film, je suis surtout terriblement émue par la trajectoire de Gilles qui s'effectue au plus près de son désir de cinéma en empruntant des voies d'abord détournées. Son rapport à l'art, l'idée répétitive que le cinéma permet de revivre certains moments de la vie en leur attribuant un autre devenir (Carole qui apparaît plein cadre et tend la main à Gilles lors d'une projection) est une idée qui m'est chère et familière. Après le film, timidement, j'ai dit quelques mots à Olivier Assayas mais forcément, c'était un peu décevant parce que c'est définitivement compliqué de dire à quelqu'un qui ne vous connait pas Vous avez un peu changé ma vie quand même.

Chapitre 3
Concert de Neil Hannon à l'Ecole d'Architecture de Nantes. Il y a une fille avec une coupe à la Louise Brooks qui porte une robe en drap de laine vert sapin, un pull en jacquard et d'incroyables petites bottines vintage fourrées à lacets. Il y a un type immense avec une marinière, une veste en velours, des Converse (basses) et un tote bag Tindersticks (on me dit que c'est un journaliste de Magic). Toujours est-il qu'à l'ouverture des portes, je peux vous dire que tout savoir-vivre disparaît quand il s'agit d'avoir une place décente, aussi vintage soient les souliers que l'on a aux pieds. Neil Hannon, lui, dévale l'escalier de la salle en cravate, veste bordeaux sur chemise blanche et chaussures à semelle de crêpe. Il s'excuse d'être malade et installe très vite une proximité décontractée avec le public, un charme définitif émane de lui et tient à rien, c'est une posture, une phrase bien sentie, un sourire distancié. Même si l'ambiance n'est pas aussi survoltée qu'à la salle Pleyel (le sol ne tremble pas pendant Tonight we fly), le voir jouer sur l'immense Steinway me plonge dans une sensation d'ivresse ouatée très agréable. Après le concert, dans un café plein à craquer, un serveur infatigable et souriant apporte de délicieuses tartines au brocciu et pesto de roquette. Nous rentrons au milieu de la nuit sous une pluie battante et dans le brouillard.
Le lendemain, nouveau concert de Neil Hannon dans un lieu tenu secret. Nous disposons juste d'une adresse peu précise dans un quartier discrètement reculé. Au détour d'un bâtiment gris mis à vendre, une jeune fille bottes en caoutchouc et parapluie de rigueur, guette les arrivées hésitantes. Il faut tourner à droite et monter le petit escalier nous dit-elle à voix basse. Attention à ne pas glisser. De nombreuses flaques brillent un peu sur le chemin malaisé. En haut de l'escalier, comité d'accueil plutôt froid sous la véranda en teck. On croise des filles avec des nattes qui font le tour de leur tête et des garçons en petit blouson. La salle de concert est microscopique, juste quelques rangées de bancs d'écolier face à la scène minimaliste. Expérience très étrange. Quelques visages aperçus la veille se retournent aussi. Neil Hannon déboule à toute allure, pantalon souple et pull tout simple, l'air ravi. Avant chaque chanson, un spectateur contingent est poliment invité à glisser la main dans un chapeau tendu par Neil Hannon qui découvre donc, quasiment en même temps que le public le morceau suivant puisque le chapeau renferme des petits papiers portant chacun un numéro se référant à la liste de chansons posée sur le piano. C'est assez magique et excitant d'assister à un concert unique dans ses enchaînements et de surprendre Hannon lui-même très légèrement surpris à chaque fois par le suspense de la chanson suivante. Une proximité et une connivence s'installent très vite, surtout quand il s'approche vraiment de vous avec le chapeau… et le tend vers votre amoureux! Après le concert, dont je dérobe l'affiche en douce, dans un restaurant embourgeoisé mais au service diligent et courtois bien que l'heure fût tardive pour les dîners bourgeois, le Paris-Brest maison tient toutes ses promesses car le chou est tendre et bien frais, tandis que la crème se fait légère et intense en praliné.

Chapitre 4
Un weekend parisien très studieux s'annonçait puisqu'il serait question de psychanalyse lacanienne pendant deux jours. Malgré les aspérités théoriques qu'elles induisent parfois, j'ai toujours aimé écouter ces conférences érudites qui éclairent de façon souvent inattendue la clinique quotidienne. J'aime aussi entendre les récits de cure et ce qu'ils révèlent en creux avec beaucoup d'élégance et de pudeur à la fois, de celui ou celle qui la mène. J'aime ainsi m'asseoir et me laisser porter par ces discours qui au détour d'un concept savant viennent toucher quelque chose de sensible et personnel, c'est sérieux et jubilatoire en même temps. Le seul inconvénient, c'est le lieu où ces rencontres se tiennent, un bâtiment triste dans un quartier périphérique de Paris et d'où l'on ne sort pas de la journée, guettant des coins de ciel par les baies vitrées entre deux interventions. Mais pour nous récompenser de notre sérieux, le samedi soir, j'avais prévu de l'inviter à Spring, répondant à un désir très ancien étrangement lié à mon affection pour le nom du lieu, qui pour moi claquait comme une promesse.
Dès l'arrivée, les détails nous touchent: la discrétion de l'enseigne, le fait de sonner pour entrer, le sourire des serveurs, la lumière très douce autour des tables et la langue anglaise qui flotte dans l'air. Un groupe de dames à l'accent charmant finissent de dîner et pépient au-dessus de leurs tasses d'infusion en attendant un taxi, nos voisins sourient. Le menu, unique et non dévoilé à l'avance, est une suite ininterrompue de petits ravissements. Les textures, les couleurs et les parfums dessinent une cartographie du goût singulière et précise. Les huîtres se servent panées, avec un beurre très herbacé, ou crues avec du thon rouge de Saint Jean de Luz, fondant et velouté, aux côtés d'une vinaigrette de tomates très fraîche. Le rouget est nacré au milieu du pesto complexe et des olives de Kalamata, le pigeon est parfaitement rosé, son jus sombre fréquente le parfum capiteux des cèpes et le croquant acidulé des grains de grenade. Tout est assez épatant. Depuis ma place, j'aperçois la jeune femme qui s'occupe des desserts déposer avec délicatesse de très fines tranches de pomme verte sur la crème qui recouvre les carrés de gâteau aux noix, comme autant d'ailes de papillon. Mais mon dessert préféré fut cette glace au chocolat très intense qui surplombait un granité au café et des éclats de biscuits très parfumés. Ou alors cette mûre confite, seule et tentatrice, servie avec un étonnant beurre de miel. J'ai trouvé que c'était un endroit réjouissant et empli de tendresse. Après le dîner, nous sommes rentrés à pieds jusqu'à l'hôtel face au petit parc, j'aime emprunter les ponts qui enjambent la Seine la nuit.
Les conférences du lendemain matin me donnent l'impression de m'être secrètement adressées parce qu'il est question du fantasme d'un enfant à secourir, de la position de bonne élève, de la volonté d'être une fille classique. Ça alors. L'effet est tellement intense que lorsque G. me propose de sécher la fin d'après-midi pour traîner un peu au bord du canal, je dis oui tant j'en ai pris plein les oreilles et le coeur. De thé bien chaud en essayage de veste, de livres de photos en vagabondage de rue en rue, on est juste bien. Avant de reprendre le train de 22h08, je lui révèle ma botte secrète, un dîner comme dans les films d'Ozu, dans la jolie salle aux poutres sombres de Lengué. Les tempura de gambas sont épatants, les boulettes de poulet addictives, l'aubergine au miso ultra-fondante et les gyoza aux légumes bien replets et parfumés achèvent de nous convaincre. Le rythme des petites portions à commander au fur et à mesure du désir va bien avec le week end qui s'achève dans les douces vapeurs du saké. Chacun son sac à l'épaule, nous partons vers la gare bruissante des départs tardifs et dans le train ronronnant, je m'endors sur sa veste.

Après-mai, le film indispensable d'Olivier Assayas sort le 14 novembre.
Promenade est mon album préféré de Divine Comedy, surtout pour Tonight we fly et When the lights go out all over Europe.
Spring est au 6 rue Bailleul à Paris.
Lengué se cache au 31 rue de la Parcheminerie à Paris aussi.

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