mardi 22 mars 2011

If you're feeling sinister (noodle soup & tempura)

A la boulangerie, ce matin, le vieux monsieur devant moi demande une baguette ordinaire, pas trop cuite, et un palmier. La vendeuse entend un pain de mie et propose gentiment: nature ou chocolat? Je souris de ce malentendu gourmand.
Sur le chemin du retour, j'aperçois ma silhouette maladroite dans le miroir des vitrines, je vois le cheveu pas coiffé, le jean gris, la chemise froissée et le cardigan emprunté à G. Je repense aux petits-déjeuners portugais que l'on aperçoit à plusieurs reprises dans le dernier film de Manoel de Oliveira, le petit pain blanc et rond, le beurre très pâle, la marmelade sombre, le café au lait, le tout servi dans de la faïence bleue et blanche.
Arrivée à la maison, je prépare un café, je fais bouillir le lait pour un chocolat, je presse des oranges, je rassemble sur un plateau le butin de la boulangerie et j'avance à petit pas sur le parquet qui craque, les tasses sont remplies à ras bord.
Il a souri et dimanche a commencé comme ça.
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La veille, dans une librairie pour enfants, il demande très sérieusement à la jeune femme qui y travaille si elle a Pan et Chat, une série d'albums d'Aki. J'en choisis deux, que nous lirons à une terrasse ensoleillée. J'aime beaucoup les larmes de Pan quand Chat lui manque et les petites mines perfides de Yoko. Aki a le chic pour saisir sur l'instant l'émotion décisive (observer un gâteau à travers la vitre d'un four devient par exemple terriblement poétique).
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Hervé Guibert, quant à lui, explique qu'une photographie réussie est celle qui aura restitué l'émotion du photographe au moment où il appuie sur le déclencheur.
Quand j'ai dit à mes parents que je me servais du Minolta argentique qu'ils connaissent bien, ma mère s'est inquiétée, pensant que je n'avais pas assez d'argent pour avoir un appareil plus moderne. Ce fut compliqué de lui expliquer que j'aime le suspense de l'argentique, l'imperfection possible du résultat, l'attente du développement qui cristallise le souvenir, et simplement le petit bruit de l'obturateur.
J'aime par-dessus tout le cliché du revers boutonné de la manche de sa veste au-dessus du panier en bambou lorsque Lu. s'apprête à goûter ses dim-sum et aussi le profil de G. le matin, feuilletant un journal à la table du petit-déjeuner.
En haut à gauche, ce sont les reliefs d'un goûter au salon de thé polonais près de la fac de médecine, où j'ai dû m'arrêter un après-midi, saisie d'un vertige après avoir remis les pieds à la bibliothèque universitaire que je n'ai pas fréquentée depuis des années, et où j'ai vu, depuis l'étage dévolu au troisième cycle, les grappes d'étudiants de première année, réviser dans un silence studieux et triste. Je ne pouvais jamais venir travailler à la bibliothèque parce que je passais mon temps à imaginer la vie des autres, me demandant ce que telle fille qui semblait peiner en chimie organique mangerait ce soir-là au dîner, me demandant si tel garçon écoutait France culture et tout simplement lesquels d'entre nous auraient le concours.
En bas à gauche, c'est le comptoir de Black Temple où je me suis faufilée un soir vers 22 heures. Je ne sais plus à quoi je ressemblais mais toujours est-il que les garçons qui s'affairaient en cuisine m'ont dévisagée et m'ont demandé si je voulais un renseignement, comme si je m'étais égarée chez eux. On aurait dit que je n'avais pas la tête à manger des samoussa de légumes ou un rougail saucisses. Une fois le malentendu dissipé et après une conversation animée sur le bien-fondé de l'existence des sandwiches-baguettes (moi j'aime bien), on m'a conseillé le poulet créole avec du rice and peas. C'était servi dans une petite boîte cartonnée comme celles remplies de chinese food dévorée par Marielle Hemingway et Woody Allen dans Manhattan. J'ai découvert en l'ouvrant, assise en tailleur sur le canapé de mon bureau, que le poulet était super fondant, très savoureux, tout comme le riz, un peu frit, un peu grillé. Mon seul petit reproche serait que la sauce manquait de relief mais j'ai déjà proposé à G. d'y retourner pour goûter les samoussa la prochaine fois qu'on irait au cinéma, juste à côté.
En bas à droite, il y a les scones et le cheesecake au citron que vous pouvez retrouver à Apple pie, un salon de thé irlandais où Lisa prépare ses pâtisseries à partir des produits de la ferme qu'elle tient avec son mari, aux environs de Rennes. La farine est donc fraîchement moulue, les pommes viennent du verger. Le reste est biologique, de saison et autant que possible, équitable. Ce jour-là, l'apple pie cachait des figues séchées sous sa croûte épaisse et les petits carrés de chocolat aux raisins secs et aux miettes de biscuits, servis avec un filet de sirop d'agave, étaient absolument addictifs. J'aurais bien aimé que mon chocolat chaud le soit davantage (chaud) mais sinon, c'était délicieux et je vais surveiller de près le jour où Lisa sert du Irish Stew au déjeuner.
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En préparant ensemble les nouilles, leur bouillon et les tempura qui les accompagneraient dignement, il a proposé de (re)voir Baisers volés. Alors après le dîner nous avons retourné les deux fauteuils années 50 chinés à la rentrée, nous avons déplié sur nos genoux le grand plaid groseille et nous nous sommes extasiés sur Delphine Seyrig qui n'a pas son pareil pour expliquer la différence entre le tact et la politesse. Je n'avais jamais remarqué pour ma part qu'Antoine Doinel grignote des morceaux de pain tartinés de moutarde quand il dîne chez les parents de Christine.
Et dimanche s'est terminé comme ça.

Si jamais vous aviez quelque difficulté à surmonter les mélancolies dominicales, le ralentissement ronflant du dimanche provincial, si une soudaine ultra-moderne solitude venait à vous étreindre, je vous conseille la préparation amoureuse d'un dîner japonais, simple et délicat, comme ils savent le faire.
Le bouillon est un bouillon de poule agrémenté de divers légumes (carottes, poireau, oignon nouveau, épinards), réchauffé par trois rondelles de gingembre et des grains de poivre du Cambodge. Les tempura, de grosses crevettes et de potimarron, ont été préparés en suivant l'impeccable recette d'un fin connaisseur.
Une petite coupelle de sauce Miyako no Tsuyu et une tasse de thé Hida no Tamaré* seront de bon aloi, je vous laisse choisir le disque qui accompagnera le repas.

*Le thé Hida no Tamaré, de première récolte, est cultivé à Mino Ibi et fabriqué dans la région montagneuse de Hida. La méthode traditionnelle de fabrication consiste à griller lentement et à feu doux les feuilles de thé cultivées dans le froid, en amont de la rivière Ibi. A découvrir chez Jugetsudo et à faire infuser à peine trente secondes dans une eau à 85°.

Le cheval bleu (salon de thé polonais) 1 rue Anatole France
Black Temple (cuisine créole) 4 passage des Carmélites
Apple pie (salon de thé irlandais) 31 rue de la Chalotais

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mercredi 9 mars 2011

Les lettres d'Emilie (ses petits sablés)


Je ne connaissais d'elle que son écriture, ramassée et tortueuse, des lignes en violet ou turquoise à l'infini, lues avec le sourire et une tasse de thé fumé ou un verre de lait de soja, bien froid.
Je savais son goût pour les enveloppes inhabituelles, les adhésifs rayés, les timbres triés, les cadeaux cachés. Je détiens d'elle des dizaines de feuillets, des photos suédoises, des lectures inédites.
J'avais rendez-vous avec elle, un jeudi parisien, et après son écriture devenue familière, j'ai découvert sa voix, à travers un téléphone, dans le brouhaha incessant d'une gare. Mon train avait du essuyer quelque retard et avait emprunté à cause de cela un chemin détourné, plus ancien et plus sinueux, mais j'ai eu la surprise d'apercevoir le parc du château de Versailles, à travers de grands arbres, et je n'ai pu m'empêcher de penser à la Marie-Antoinette de Sofia Coppola, un ruban autour de son cou blanc, qui dit adieu à son allée de tilleuls à bord de la calèche qui file vers sa perte. J'étais dans l'esprit du film, une sorte de langueur adolescente, rose pâle, nimbée de la vague certitude que la journée, exceptionnelle dans sa rencontre et sa liberté, aurait une fin.
Mais sa voix fut vive et légère, concrète et joyeuse, et me replaça immédiatement dans une autre perspective, plus vivante, plus souriante.
La journée gardera définitivement pour moi le goût d'un bol de udon fumant sur la petite table en bois brut (j'ai aimé le jaune franc de l'oeuf de caille qu'elle a versé avec un amusement réjoui dans son bouillon bouillant, mon tentoji était pour sa part un contrepoint délicieux aux bouchées de udon aspirées avec soin), celui d'un kanelbullar partagé et dévoré à la sauvette, celui enfin d'un bubble tea chaud, soja et sésame, la même commande pour les trois filles de la table du fond, à Zenzoo, où sa soeur (une célébrité, mais je n'ai pas le droit d'en dire plus) nous avait rejointes (ayant été privée de udon, elle a savouré avec classe des dim sum poulet-bambou, si bons qu'elle en a demandé une deuxième portion).
J'avoue que passer un après-midi à siroter du bubble tea en aussi bonne compagnie a quelque chose d'assez étourdissant dans son ravissement.
En vrai, elle était encore mieux que dans ses lettres, et j'osais à peine glisser un regard dans le sac en papier qu'elle m'avait confié, m'en réservant la surprise pour le retour en train.
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Une demi-heure après avoir quitté Emilie révélant ses secrets culinaires à la vendeuse de la boutique d'Olivier Roellinger, j'étais devant la MEP et je m'appliquais à avancer à pas mesurés vers l'exposition des photos d'Hervé Guibert que j'attendais depuis si longtemps, et dont j'appréhendais en même temps la confrontation. J'ai quasiment tout lu de lui il y a presque quinze ans, tout avalé à la suite, admirant la précision élégante du style et frémissant devant le désespoir du propos. Parfois, aussi, intriguée devant la crudité des images. La lecture de son journal, sorti pendant les études de médecine, eut un curieux effet dans mon rapport à elles.
J'ai retenu mon souffle en gravissant lentement les marches irrégulières qui menaient à la galerie. Je ressentais un léger désabusement ironique: on venait de m'apprendre que les photographies y étaient interdites.
Ma seule déception fut cette visite guidée qui envahissait l'une des pièces. Un homme à l'abdomen proéminent dans son pantalon en velours vert bouteille discourait à voix haute et désagréable à un cercle de visiteurs en parka qui opinaient mécaniquement. Plus que l'embarras sonore que j'ai contourné en quittant la pièce, c'est la tristesse visuelle de cette scène, et le fait qu'on puisse tolérer un discours pontifiant devant des photographies qui appellent au silence, et à la solitude.


J'ai été saisie par un petit vertige devant ses tables de travail (machine à écrire désuète, papiers, écriture pressée, raturée, cartes postales préférées, carnets, bouteille débouchée mais encore drapée dans son papier de soie), sa bibliothèque, deux derniers polaroïds de lui (visage creusé, regard toujours vif), des photomatons dont il manque parfois une pose, son Rollei 35 mm, un panier de fraises en Italie, un bouquet de tulipes, la dernière pellicule et une photographie intitulée Les lettres de Mathieu.
Dans la petite salle noire, on diffusait La pudeur et l'impudeur, que je n'ai pas pu regarder parce que j'ai été envahie d'une tristesse immense en découvrant, sur les petits bancs face à l'écran, qu'il n'y avait que des personnes âgées qui assistaient à la projection. Je suis donc retournée contempler les tables de travail, puis les auto-portraits, le regard tremblé d'Hervé Guibert, démultiplié, qui me contemplait.
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Après cela, j'ai un peu déambulé dans les rues parisiennes, la nuit était déjà largement tombée. J'étais un peu étourdie, j'avais l'impression d'avoir vécu deux journées, chacune exaltante à sa façon, revivifiante dans le désir qu'elles stimulaient chez moi: écrire bientôt à Emilie et écrire tout court, lui envoyer des photos et continuer à en faire, veiller aux amitiés précieuses, continuer à dessiner, voir du pays, relire Guibert. Et boire un lait de soja chaud très légèrement sucré.
Réchauffée par ces perspectives et la voix de G. à travers le téléphone, j'ai ouvert le sac en papier qu'elle m'avait confié. Entre autres choses délicates, il y avait des petits sablés que j'ai patiemment grignotés en attendant mon train. J'ai revu alors son sourire radieux devant son bol de udon, ses tempura croustillants. Je me suis demandée ce qu'elle raconterait, dans sa prochaine lettre, et j'ai espéré la voir à nouveau, avant l'été.

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